Interview d’Alain Leroy, Secrétaire-général adjoint de l’O.N.U., ex patron des opérations du maintien de la paix

16 August 2011

Après une carrière dans le secteur privé, -notamment 10 ans au sein du groupe pétrolier français Total, Alain Leroy entre dans la fonction publique en 1990. Il occupe le poste de sous-préfet, directeur de cabinet du préfet de l’Eure-et-Loir (Chartres), avant d’occuper celui de sous-préfet d’Avallon (Yonne). Il devient chef de cabinet du Ministre de l’Agriculture, Jean-Pierre Soisson, puis conseiller référendaire à la Cour des comptes en 1993.
En 1995, il est nommé coordonnateur spécial adjoint des Nations unies à Sarajevo. Il est ensuite envoyé en mission en Mauritanie dans le cadre du PNUD, et au Kosovo, de juillet 1999 à juillet 2000. Il devient représentant spécial de l’Union européenne en Macédoine, puis directeur des affaires économiques au Ministère français des Affaires étrangères.
De 2006 à 2007, il occupe le poste d’ambassadeur de France à Madagascar, puis en septembre 2007, celui d’ambassadeur, chargé du projet d’Union pour la Méditerranée, auprès du Président Nicolas Sarkozy.
En septembre 2008, il est nommé Secrétaire général adjoint de l’O.N.U. et prend la tête des opérations du maintien de la paix, poste qu’il a quitté le 10 aout 2011.

Q : Vous avez l’expérience du secteur privé et de l’international. Quelles sont les différences entre ces deux secteurs?

A.L. : A mon sens, la principale différence, c’est le conseil d’administration. Au sein d’une compagnie privée, il est composé de 15 personnes. Au cours de ces trois dernières années, mon conseil d’administration a été composé de 192 –pardon 193 pays depuis peu, avec l’admission du Sud-Soudan, qui tous, avaient leur mot à dire, et qui tous, avaient des vues et des intérêts contradictoires. Parmi ces pays, 120 participent aux opérations de maintien de la paix. Certains très peu, d’autres, de façon importante. Une autre différence, et non des moindres, c’est le consensus qu’il faut trouver, non pas entre des individus, mais entre des nations, des états. C’est extraordinairement complexe.

Q : Avez-vous eu les mains libres pour mener à bien vos actions ?

A.L. : Oui, j’ai eu les mains libres, car le Secrétaire Général m’a fait une totale confiance depuis le début, jusqu’à la fin de mon mandat. Il m’a soutenu quand j’en avais besoin, et chaque fois que j’en avais besoin. Les membres du conseil de sécurité m’ont globalement fait confiance. Il serait juste de dire que j’ai eu deux patrons, le Secrétaire général et le Conseil de sécurité. Bien entendu, c’est au département des opérations du maintien de la paix qu’il incombe de mettre en œuvre les mandats du conseil de sécurité. Des mandats parfois incroyablement compliqués, puisqu’il s’agit de trouver les 15-20 ou 30 pays prêts à participer à telle opération dans tel pays, de les faire travailler ensemble, de faire en sorte qu’ils soient tous au même niveau, et qu’ils apportent les équipements nécessaires. Ensuite, il faut veiller à ce que les relations avec les autorités des pays dans lesquels la mission est déployée soient bonnes. Je suis en contact permanent avec les ambassadeurs des pays, les «parties prenantes» comme on dit: il y a ceux qui s’intéressent au Congo et ceux qui s’intéressent à Haïti ou au Timor. A chaque fois, ce sont des groupes de pays très différents. Notre rôle, c’est de faire fonctionner tout cela.

Q : Perez De Cuellar avait un jour déclaré « les résolutions du Conseil de Sécurité sont pour moi une ‘camisole de force’. Pensez-vous que cela soit toujours vrai ?

A.L. : Je n’emploierais pas le terme ‘camisole de force’. Je dirai qu’aujourd’hui, les résolutions sont beaucoup plus détaillées et plus longues qu’elles ne l’étaient il y a dix ou vingt ans, et les missions sont devenues plus multidimensionnelles et plus complexes. Auparavant, que ce soient au sommet du Golan ou à Chypre, nous avions des missions d’interposition dotée d’un objectif principal. En République Démocratique du Congo, nous avons 40 tâches différentes. Lorsque, dans une résolution, une simple phrase nous demande de protéger les civils; lorsque les civils en question sont 10 voire 20 millions, et que nous ne disposons que de 18,000 hommes, -notre chiffre maximal, il nous est impossible de placer un casque bleu derrière chaque civil. Les mandats génèrent des attentes parfois impossibles à remplir parfaitement. Prenons l’exemple du Congo et du Soudan, deux pays qui possèdent très peu d’infrastructures. Ce dont nous aurions besoin, ce sont de moyens de transport –ces fameux hélicoptères militaires que nous ne parvenons pas à obtenir. Donc ressources insuffisantes, et mandat inadapté par rapport aux ressources dont nous pouvons disposer.

Q : Lorsqu’une mission est déployée dans un pays, les habitants accueillent, dans un premier temps, les casques bleus avec beaucoup d’espoir. Pourtant, peu à peu, les relations se dégradent jusqu’à devenir carrément hostiles. Quelles en sont les raisons ? Pourrait-on mieux faire ?

A.L. : On peut toujours mieux faire. Il arrive que dans certaines situations les gens s’en prennent à l’ONU, mais très majoritairement, ce n’est pas le cas. Il y a peu, je me suis rendu au Libéria où nous sommes depuis plusieurs années. La population adore l’ONU et demande qu’elle reste. Quand le Secrétaire général s’est rendu en Côte d’Ivoire, les gens scandaient son nom et nous avons reçu des milliers de lettres de remerciements. En Haïti, les habitants sont contents de la présence de la MINUSTA. Certains diront que la présence d’une force étrangère est une atteinte à la souveraineté, et je les comprends, tout comme ceux qui pensent que nous devons être sur le terrain pour une durée limitée. Je me suis rendu très souvent au Congo, notamment dans l’Est, et majoritairement, les populations m’ont fait un accueil fantastique. Bien entendu, il y en a qui se plaignent parce qu’on n’a pas été capables de les protéger. Aujourd’hui encore au Congo, les populations de l’Est ne demandent qu’une chose : que nous restions. Comme vous le savez, nous allons fermer la mission du Timor. Nous allons réduire nos missions au Libéria, en Haïti et en Côte d’Ivoire -après les élections dans chacun de ces pays. Quand le président Ramos Horta déclare devant le Conseil de sécurité que sans les Nations Unies, son pays serait dans le chaos total ; lorsque Ellen Johnson Sirleaf, la présidente du Libéria dit la même chose, cela est réconfortant. Il y a des endroits effectivement, -je pense à la tragédie des Balkans, à Srebrenica, où les gens ne nous font plus confiance pour des raisons que je comprends très bien. Dans certains pays, il y a des catégories de personnes qui ne nous aiment pas et qui, de temps en temps, nous lancent des pierres. Nous sommes jugés partiaux lorsque nous cherchons à défendre une cause.

Q : Comment améliorer la qualité des casques bleus sur le terrain? On a souvent l’impression qu’ils n’ont aucune idée des endroits dans lesquels ils sont envoyés. Comment faire pour qu’ils respectent les habitants et leurs coutumes?

A.L. : C’est vrai pour toutes les armées du monde. Je pourrais vous dire que les soldats de l’OTAN qui vont en Afghanistan pour leur première rotation, découvrent un environnement auquel ils ne sont absolument pas habitués. Au début, ils sont perdus. C’est vrai pour les soldats en Irak. C’est vrai partout. Nous déployons beaucoup d’énergie dans la formation d’avant le déploiement des forces. Nous donnons des briefings sur place et dans les pays d’origine. Nous faisons notre maximum, mais cela ne remplacera jamais l’expérience. C’est pour cette raison que nous souhaitons que les rotations soient d’un an et non pas de 4 mois. Pour que les casques bleus aient le temps de comprendre un minimum de la culture du pays. On ne peut pas exiger d’un soldat qui n’a jamais été dans un pays, de le comprendre en 8 jours.

Q : Je ne parlais pas seulement des militaires, mais aussi des civils qui bien souvent ne savent pas pourquoi ils sont dans le pays, et n’ont aucune idée du mandat de l’ONU.

A.L. : Il est vrai qu’il y a un degré très inégal de qualités dans les civils que nous avons. Je me concentre sur les équipes dirigeantes. Globalement ils connaissent le pays et le comprennent bien. Ils sont en liaison permanente avec les autorités. Il est vrai que parmi les cadres intermédiaires, il y en a qui ont un degré de motivation, d’intérêt ou de connaissance plus faible. Cela étant, nous prenons des gens de tous les pays, pas des spécialistes du pays. C’est la légitimité de l’ONU d’offrir cette possibilité de participer au maintien de la paix à l’ensemble des pays membres. Si on n’envoyait que des sud-américains en Haïti ou que des africains en Afrique, je ne suis pas certain que ce serait la bonne solution. Le côté universel de l’ONU a évidemment des avantages et des inconvénients. Les casques bleus découvrent une culture qui est très éloignée de la leur, et ils ne comprennent pas le mandat qui est donné à l’ONU.

Q : Je ne parlais pas de culture. Je suis persuadée qu’envoyer des africains -je l’ai vu en Afrique du Sud-, en Afrique n’est pas la bonne solution. Je me demandais simplement si on ne pouvait pas faire en sorte que les casques bleus, quelle que soit leur couleur, leur religion, et leur lieu d’affectation, sachent au moins ce qui s’est passé dans le pays où ils sont déployés.

A.L. : On le fait. Mais il faut savoir qu’on dispose de 120,000 hommes, 84,000 militaires, 16,000 policiers et 20,000 civils. Sur les 20,000 civils, il y en a beaucoup qui sont -dans le jargon onusien- des P2-P3 ou des FS –Field Service-. Ce sont des gens dont on ne peut pas exiger qu’ils aient une compréhension des enjeux immédiats. Ce qui est très important pour nous, ce sont les responsables des missions. Il est indispensable qu’ils aient une compréhension parfaite des enjeux, ce que je ne peux pas exiger de tous les cadres intermédiaires. Même si nous renforçons la formation, certains ne seront jamais au niveau.

Q : Que retiendrez-vous de ces trois ans ?

A.L. : De quoi écrire une encyclopédie. (Il éclate de rire). Je pense que je vais écrire un petit peu, beaucoup, sur mon expérience. Je ne sais pas si je publierai un jour, mais ce fut quand même extraordinairement intense : le premier jour, je suis parti très vite pour le Congo parce que la ville de Goma allait être prise ; puis il y a eut le tremblement de terre en Haïti ; le Timor. Partout des situations complexes. Au cours de ces 3 années, il n’y a pas eu de Srebrenica, ni de Rwanda. Nous avons évité les erreurs des années 90. Dans les 15 pays où nous avons une présence, nous avons fait la différence. Au Libéria. Au Timor. Au Liban, nous avons réduit considérablement le nombre d’incidents par rapport à 2006. En Haïti, avant le tremblement de terre, nous avons eu les 5 meilleures années grâce à la stabilisation apportée par la MINUSTA. En Côte d’Ivoire, Madame Navi Pillay et Monsieur Luis Moreno Ocampo ont déclaré que grâce à notre action robuste, nous avons évité une tragédie comme celle du Rwanda. La situation au Congo est aujourd’hui trois fois meilleure qu’il y a 3 ans et qu’il y a 10 ans. Il y a bien des missions où la situation n’a pas évolué : Chypre en est un exemple avec une situation politique bloquée, mais nous n’avons eu aucun incident violent car les casques bleus font leur travail.

Q : Quels ont été vos moments les plus durs ?

AL : La prise de Goma, lorsque nous avons donné instructions à tous nos casques bleus de résister par tous les moyens. Ils avaient ordre de tirer dés que les gens approchaient sur Goma. Ce fut un moment fort. Quand nos casques bleus sont menacés et que je leur demande de rester parce qu’il n’est pas question d’évacuer - cela a été le cas en Côte d’Ivoire, au Soudan ou ailleurs, j’expose la vie de ces hommes et ce sont des décisions très difficiles.

Q : Les plus frustrants ?

A.L : Une de mes frustrations, c’est que, -et malheureusement c’est le lot des medias-, les bonnes nouvelles ne font jamais la une. Les medias ne parlent que des faiblesses ou des abus sexuels. Nos accomplissements ne sont jamais soulignés, et l’ONU est un bouc émissaire un peu trop facile. Il est évident que nous ne sommes pas l’armée la plus efficace, ni la mieux équipée du monde. Nous allons dans des endroits où personne d’autre ne veut aller. On nous donne des mandats pour protéger des millions de civils, et quand il y en 5 ou 10 ou 100 qui sont tués, l’ONU devient une catastrophe. Mais si nous n’étions pas présents, ce ne sont pas 100, mais 10,000 voire 100,000 qui se feraient tuer.

Q : Les plus satisfaisants ?

A.L. Beaucoup. Tout d’abord quand je me rends sur le terrain et que je reçois les remerciements des populations, -par exemple les femmes au Congo qui me disaient « dans tel village il y a encore eu des viols, aidez-nous, donnez-nous des téléphones portables, et dans les endroits où rien ne passe, essayez de nous donner des téléphones satellites. Merci pour tout ce que vous faites ». Lorsque le referendum au Sud Soudan, dont tout le monde disait qu’il allait déclencher une guerre dans tout l’est de l’Afrique, se passe en temps et en heure et sans difficultés, et est accepté par les deux partis. Ce sont des moments très forts. Je tiens à rappeler que nous avons fourni l’assistance technique, et politiquement, nous avons fait la liaison entre les partis. C’était un enjeu majeur. Alors oui, j’en retire énormément de satisfaction.

Q : Diriez-vous, au terme de ces trois ans, que vous êtes devenu un être humain meilleur ?

AL : Non, je ne dirai pas cela, mais je dirai que va me manquer le contact quotidien ici et sur le terrain, avec des gens qui, pour l’essentiel -ce n’est pas vrai pour tous- ont à cœur l’envie de protéger, d’aider et qui sont sensibles aux valeurs de l’ONU. Ce n’est pas l’argent qui règne ici. Les gens viennent ici par conviction. Certains viennent peut-être pour l’argent sur le terrain, mais ils sont minimes. L’essentiel des gens sont menés par une conviction très forte et j’ai de la chance d’avoir travaillé avec des gens de qualités. Je peux leur demander de venir travailler le samedi et dimanche sans problèmes. Sur le terrain, il faut voir les conditions dans lesquelles ils travaillent, -dans les containers, dans les tentes- et ils y croient à fond. Ca va me manquer. Ainsi que les faiblesses inhérentes à l’ONU, parce que l’universalité fait des inégalités dans les réponses qu’on est capable de fournir.

Q : Est-ce que cela va vous aider dans la poursuite d’une autre carrière ?

A.L. J’ai été enrichi par ces 3 ans, d’abord par les casques bleus. 95% des soldats qui participent à des opérations de maintien de la paix en reviennent enrichis par la connaissance du pays, par les fréquentations des populations locales, par la fréquentation des autres pays contributeurs, l’expérience militaire, les policiers et tous les civils. C’est quand même une expérience unique de tenter d’apporter une contribution. A nouveau, il y en a qui viennent pour des raisons qui ne sont pas correctes, ou moins élevées, quant à moi, cela m’a enrichi de travailler avec des gens en provenance de tous les pays du monde. Regardez, ici à DPKO, chacun vient d’un continent et d’une culture différente : Argentine, Sénégal, Russie, Guatemala, Inde. C’est ce mélange incroyable de cultures qui, avec un même idéal, fait qu’on arrive à travailler ensemble. Il va m’être difficile de me séparer de cette équipe.

Q : Votre prochain poste ?

A.L. Je réintègre pour le moment, la Cour des comptes à Paris. Je viens de la Cour des Comptes. Pour ce qui concerne la suite, on verra bien. Mais je pense que dans le futur, je participerai à d’autres activités dans le domaine onusien, ou dans celui de la diplomatie internationale.

Interview réalisée à New York par Célhia de Lavarène