Chawki Abdelamir, nouveau Directeur général, et nouveau cap pour l’Institut du monde arabe

25 July

L’année en cours marque un tournant remarquable dans la trajectoire de Chawki Abdelamir, dont le parcours, aussi riche que varié, inclut la diplomatie, la poésie, l’enseignement universitaire, la traduction et le journalisme. Sa stature d’intellectuel de premier plan, reconnu sur la scène internationale, a récemment été consacrée par sa désignation à la direction de l’Institut du monde arabe (IMA). Pour la première fois dans son histoire, cet illustre institut a nommé un écrivain et poète au poste de Directeur général. Cette nomination, issue du Conseil des ambassadeurs arabes en France, a reçu l’aval de Jack Lang, président de l’Institut de l’IMA. Un institut qui s’est inscrit résolument dans l’actualité en véritable miroir des dynamiques multiples qui animent le monde arabe et s’efforce de consolider sa position singulière au sein du panorama culturel. Nulle autre institution à travers le globe ne présente une palette d’événements aussi diversifiée en rapport avec le monde arabe : débats, colloques, séminaires, conférences, représentations de danse, concerts, projections cinématographiques, publications... Sans oublier les rencontres et les cours axés sur la langue et la culture. Jour après jour, ces initiatives offrent au public de l’IMA une fenêtre ouverte sur cette région effervescente. Par ailleurs, l’institut s’est donné pour mission de tisser des liens indéfectibles en nouant des partenariats avec associations et établissements scolaires ainsi qu’en collaborant étroitement avec d’autres institutions internationales.

En ce printemps 2024, lors d’une réception organisée par l’ambassadeur d’Irak en France, Wadee Al Batti à l’ambassade d’Irak, Chawki Abdelamir s’est vu remettre les insignes de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, par Jack Lang, ancien ministre de la culture et actuel président de l’IMA. Cette cérémonie, honorée par la présence de figures éminentes du monde diplomatique, artistique et culturel, souligne l’engagement indéfectible de cet homme de lettres en faveur de la culture et de la poésie. Son œuvre, qui est couronnée par le « Prix Mace Jacob » contribue à l’éclat culturel du monde arabe, s’inscrit également dans le prolongement de la tradition culturelle française.

Par une belle matinée du mois de juin, au lendemain de la fête de la musique, dans ce haut lieu, à l’Institut du monde arabe, magnifique bâtiment aux moucharabiehs, à la fois centre culturel et vitrine diplomatique dépendant du ministère des affaires étrangères, Chawki Abdelamir, nouveau Directeur général, nous fait l’honneur de nous recevoir pour le magazine « Diva International Genève ». Cette rencontre a lieu dans son bureau, situé au 8éme étage, un espace où le regard embrasse Notre-Dame de Paris, toujours majestueuse, même en pleine résurrection post-incendie... alors que le soleil se reflète sur les flots de la Seine. Avec courtoisie et professionnalisme, il nous accorde cet entretien et partage ses visions et ses projets avec les lecteurs.

QUESTION :
Votre parcours est marqué par des rôles aussi divers que diplomate, poète, traducteur et journaliste. Aujourd’hui, vous occupez la prestigieuse fonction de directeur général de l’Institut du monde arabe. Peut-on parler d’un dessein précis qui aurait guidé votre carrière ou serait-elle plutôt le fruit du hasard ?

Vous pourriez être surprises, mais... je dois avouer que tout s’est orchestré par un concours de circonstances fortuites. Une mosaïque faite de besoins, de réalités mais aussi de rêves et parfois même de drames. Ces éléments ont façonné mon itinéraire, me poussant souvent sur des sentiers méconnus ; l’inconnu se révélant à moi... Et je me suis laissé guider par cet inconnu qui est devenu mon « prophète ». Je lui obéis dans la mesure du possible. Mon intellect, mes émotions, ma culture, sans oublier les aléas et les opportunités sont autant d’aiguillons qui me dirigent vers ce que j’estime être le beau. Car là où réside la beauté, « là où il y a la lumière », dirais-je, c’est là où je trouve mon chemin.

Q : Comment appréhendez-vous la notion de beauté ?

La beauté, dirais-je, échappe à toute définition stricte... En effet, elle réside autant en nous qu’autour de nous. Lorsque nous tentons d’appréhender son essence à travers ce qui est visible ; cela relève de l’esthétique, un terme que l’on emploie souvent. Cependant, il existe une dimension plus intime et insaisissable : celle qui résonne uniquement au creux de notre être. Et là résident le mystère et la singularité... Car ce qui suscite en vous un sentiment profond de bonheur face à quelque chose, voilà où se niche la véritable beauté.

Q : Auteur de plusieurs recueils poétiques, pourriez-vous nous éclairer sur l’origine de votre inspiration ?

L’inspiration est une présence intérieure à laquelle je me soumets volontiers ; elle gouverne sans prévenir, dictant ses caprices en termes de temps, de forme et de thématique. Lorsque l’inspiration jaillit, j’ai le sentiment d’être traversé par une force qui transcende ma propre existence... À cet instant précis, et c’est là toute la magie, je deviens un simple éclat capturé sur le papier ; les mots eux-mêmes semblent rassembler les fragments épars pour donner vie au poème.

Q : Comment s’acquiert cette maîtrise du vocabulaire ? Nécessite-t-elle une réflexion poussée ?

La quête des mots engage deux formes de méditation. La première, érudite, se nourrit des livres et écrits divers... C’est là que vous digérez les idées absorbées, que vous les compreniez ou non ; c’est excellent. Cette démarche forge ce que je nomme le savoir. Toutefois, il existe une autre forme de contemplation. Confronté à la mort, au néant, aux épreuves ou à l’abysse de l’inconnu, voire à l’immensité infinie, votre réflexion prend une tournure différente. Vous vous retrouvez seul avec vos pensées, tel un navigateur solitaire au milieu de l’océan... Et c’est là que réside l’essentiel. En revanche, la méditation culturelle et savante peut être façonnée ; elle est constructible et nous invite à nous remettre en question. Cette introspection est cruciale car elle alimente notre solitude face aux mystères insondables comme la mort (…). Elle nous dote d’un arsenal intellectuel. Pourquoi parle-t-on d’« armes » ? Car dans le savoir glané au fil des lectures et des écrits « supérieurs », on découvre autrui : on s’approprie les fruits de leur pensée, enseignements ou maximes, qui viendront façonner notre propre existence.

Q : La poésie est-elle le vecteur de votre transcendance ?

Eh bien, la poésie... n’est-ce pas plutôt l’essence même de l’existence qui nous élève ? Imaginez les contours dessinés par notre quotidien ; chaque individu se heurte à ses propres entraves, ses restrictions imposées et ses habitudes. Cependant, et voici toute la beauté de la chose, au sein du monde poétique, ces barrières volent en éclats. Face à elle, nous sommes confrontés à l’immensité de l’inconnu : là-bas, aucune limite ne vient entraver notre horizon.

Q : La poésie vous semble-t-elle universelle ?

La poésie, si elle ne prétend pas à l’universalité, perd de son essence. Elle devient autre chose... Un hors d’œuvre, dirons-nous.

Q : La poésie a-t-elle influencé votre carrière professionnelle ? En tant que diplomate, enseignant et journaliste, quelle place lui accordiez-vous ? Pensez-vous que la poésie vous a aidé à accomplir des tâches qui s’éloignent de l’essence même du poète ?

Comme je l’ai évoqué précédemment... le hasard et l’inconnu ont façonné mon parcours ; rien n’était prémédité. Le vécu, voyez-vous, est semblable à la santé : essentiel. Lorsqu’on est affligé par la maladie, il convient de se soigner... De même pour la vie : elle nécessite d’être appréhendée avec soin, d’être préparée minutieusement pour être pleinement vécue. C’est là le fondement du travail quotidien ; ce sont les limites imposées. Mais lorsque ces barrières s’effondrent... je me retrouve dans l’univers du poème. Laissez-moi vous expliquer pourquoi j’insiste sur ce point : c’est une question de langage, la langue étant le vaisseau de nos pensées. La poésie se matérialise à travers lui ; elle prend vie dans les méandres des mots choisis et agencés avec délicatesse.

Que font donc les diplomates ?

Ils tissent leur art avec les mots aussi…et la langue devient leur terrain de jeu. Tel un poète, le diplomate s’efforce d’épurer son discours, de sélectionner avec soin chaque terme ; il apprend à manier la langue avec une précision économique, voilà le précieux héritage légué par le poète. Mais qu’en est-il des leçons du diplomate au poète ? L’enseignement est celui de la clarté : viser juste. Il inculque au poète l’importance de garder le cap, l’exhortant à ne pas se perdre dans un dédale verbal excessif.

Q : À la tête de l’Institut du monde arabe, vous incarnez une mission de taille celle d’évoquer et de faire rayonner la culture arabe, sa langue, sa civilisation. Comment appréhendez-vous ce rôle ?

La direction de cet établissement est bien plus qu’un poste ; c’est un engagement. Il se résume essentiellement à trois actions : protéger, diffuser et valoriser la culture arabe auprès du public français. Pour y parvenir, il y a des équipes de professionnels du haut niveau dans tous les domaines culturels. Les moyens sont variés : colloques, expositions, concerts, projections cinématographiques... Mon approche consiste à embrasser le spectre culturel dans son intégralité. Qu’il s’agisse de cinéma, musique ou poésie en langue arabe, le défi réside dans l’art de sélectionner, traduire et mettre en lumière ces expressions culturelles afin qu’elles soient non seulement comprises mais aussi appréciées par les Français. Cette une entreprise géante ; sa réussite contribue à rapprocher deux grands peuples et deux grandes civilisations. L’art et la culture sont les seuls véritables ponts pouvant unir les quatre points cardinaux de la planète. Comme on dit souvent, et cela n’a jamais été aussi vrai, « ce que vous ne connaissez pas ne peut être pleinement estimé ». Dans cette optique, l’ignorance demeure l’ennemi ancestral de toute humanité.

Q : vous êtes confrontée à un défi de taille. On constate que les pays arabes sont fréquemment cantonnés à des stéréotypes en Occident, alors que leur réelle dynamique échappe à bien des perceptions ?

Quelle est l’image de l’arabe en Occident. Un constat alarmant, sans doute... Nous avons la responsabilité impérieuse de redresser cette image ; tel est le dessein ultime de nos efforts. Mais quelle est donc la définition qu’en donnent les occidentaux ? Trois mots suffisent pour la dessiner...

Q : Quels sont les trois termes qui suscitent cette perception particulièrement défavorable du monde arabe ?

Le passé... Ces peuples semblent figés dans leur histoire : évoquons les Pharaons, les Sumériens, la Mésopotamie, Carthage, l’Andalousie, Autant de civilisations que l’on contemple comme des reliques au Louvre. Une image d’immobilisme culturel. Le second terme renvoie à un « grand marché ». Centres commerciaux gigantesques, transactions financières colossales ; des nations nanties mais stériles sur le plan de la production. Il faut conquérir des marchés pour écouler nos produits. L’argent y est abondant, une réalité indéniable. Dans les pays arabes riches par exemple, foisonnent les centres d’achat et les contrats affluent avec l’Occident ; une consommation à l’image occidentale se déploie sous ces latitudes. Quant au troisième terme : la violence. Qu’elle émane de conflits sanglants, de tragédies ou d’intégrismes ; elle est indissociable de cette trilogie. Vous savez cela me rappelle une métaphore issue d’un adage arabe ancestral : « Al Athafi » qui désigne trois pierres formant un foyer rudimentaire. Autrefois, avant toute cuisson, les femmes plaçaient ces pierres pour soutenir la marmite et attiser le feu en dessous. Ce dispositif unique porte un nom qui n’existe qu’en langue arabe. Ainsi donc, ces trois mots, ou devrais-je dire « pierres » façonnent le socle sur lequel l’Occident construit son imaginaire du monde arabe ; c’est sur ce trépied que nous élaborons notre propre représentation.

Q : Quelle stratégie envisagez-vous pour opérer ce changement ?

Je me considère comme un humble acteur au sein de l’IMA ; cet institut se déploie avec succès depuis quatre décennies à montrer la richesse et l’originalité de la production culturelle et créative du monde arabe. À titre individuel, loin des coulisses de l’IMA, je suis avant tout un citoyen arabe, irakien dans ma sphère privée, j’écris, je crée... Je donne naissance à des poèmes, rédige des articles et m’adonne à la traduction. Mon travail personnel sert une ambition : valoriser et embellir mes messages et créations, qu’il s’agisse d’un texte ou d’un dessin. Dans cette démarche solitaire... nul ne s’immisce ; c’est mon domaine exclusif. Cependant, ma fonction actuelle implique une responsabilité vis-à-vis d’une multitude de personnes et de secteurs variés. Je ne suis pas un îlot isolé : ici même travaillent plusieurs centaines de collaborateurs. Chacun est spécialiste en son domaine et maîtrise parfaitement son sujet. Nos actions sont initiées par des idées...

Prenez notre musée : il abrite également des espaces dédiés à l’art moderne. Nous avons littéralement « ouvert les murs » du musée sur ces salles dédiées à la peinture contemporaine pour matérialiser l’idée que tradition et modernité sont en continuité ; elles ne font qu’une … Dorénavant baptisé Musée Galerie, notre établissement propose un voyage à travers l’art, depuis les fascinantes fresques babyloniennes jusqu’aux œuvres contemporaines de Bagdad. Loin de nous cantonner dans le passé, nous sommes les témoins vivants d’une création en perpétuelle effervescence. Cette ambition naît des idées audacieuses que nous concrétisons pas à pas.

Q : Abordons maintenant vos publications. Comment parvenez-vous à jongler avec toutes ces activités ? Il semblerait qu’un nouveau livre soit en cours de finalisation ; de quoi traite-t-il cette fois ?

Mon ouvrage à venir se nomme « Pierre haïssant le silence ». Vous savez... les pierres demeurent éternellement muettes ; pourtant, elles aspirent à s’exprimer. C’est pourquoi elles bavardent dans leur mutisme.

Q : Quelle fut la durée nécessaire à l’élaboration de ce recueil ?

Difficile à dire précisément... Ces poèmes ont germé çà et là, au gré des inspirations. Pour moi, chaque poème est un écho qui résonne avec une pierre révoltée par son propre mutisme. Le manuscrit existe encore sous sa forme originelle et devrait être publié dès l’arrivée de l’automne.

Q : Quelle durée vous a-t-elle été nécessaire pour mener à bien ce projet ?

Difficile de quantifier... Ce sont des poèmes épars qui peu à peu ont pris forme. Pour moi, c’est l’écho d’une pierre qui répudie le silence. Le manuscrit existe déjà et sa publication est attendue pour l’automne. Après une traversée littéraire de quarante ans, ponctuée de poèmes émanant du cœur et de l’âme, mon œuvre s’est étendue sur trois volumes totalisant 1800 pages. Un ami poète libanais, Mahmoud Wahbé a soulevé un point sensible : la disponibilité restreinte de ces écrits. Il a alors proposé : « Pourquoi ne pas sélectionner les pièces maîtresses pour composer une anthologie ? ». Avec mon acquiescement, il s’est lancé dans ce grand projet . Seul maître à bord, il a patiemment trié et choisi les textes pour en faire un recueil condensé en 400 pages. Vint ensuite le moment crucial : baptiser cette œuvre. Au cours d’une conversation inspirée, ces instants où les mots jaillissent avec spontanéité, je lui ai soufflé le titre « Khiana alem ». Ces mots arabes résonnent avec force et traduisent l’idée de « La trahison de la douleur » ; un écho à la fois intime et universel des affres que mes vers cherchent à capturer...Il s’est interrogé, le regard empreint de perplexité : « Pourquoi parler de trahison ? » Patiemment, je lui ai expliqué : « Tu conviendras que la souffrance nous accable... n’est-ce pas ? » L’art offre une échappatoire ; ainsi, en traduisant nos peines sur la toile, un soulagement nous envahit. Que ce soit à travers les vers d’un poème, les mélodies d’une chanson ou l’écho d’un cri, nous trouvons une forme de libération, et c’est là où certains y voient une forme de trahison envers la douleur elle-même. Nous ne sommes pas destinés à endurer cette souffrance jusqu’à l’extrême. Nous cherchons naturellement à nous en affranchir. Un mystique vous dirait : « La douleur doit être pleinement vécue car elle façonne votre être intérieur... N’appréhendez pas ce creusement spirituel ». Ces mots résonnent avec une profondeur particulière. Pourtant, lorsqu’on compose un chant ou qu’on écrit des lignes poétiques, on s’autorise à s’évader et cela peut être perçu comme une défection face au processus purificateur de la douleur.

Q : Avez-vous l’habitude de composer régulièrement des poèmes ?

En fait, l’inspiration me vient sans prévenir ; je ne force jamais le processus créatif. La poésie ne se plie pas aux contraintes. Une simple table peut être le vecteur d’une évocation sur la guerre…, je peux aborder n’importe quel sujet pour exprimer n’importe quelle idée. Car le langage poétique est vertical ; il transcende, il sonde les abysses et ne se cantonne pas au descriptif superficiel, c’est là sa beauté profonde... Quant à moi, ni les thèmes prédéfinis ni les moments choisis n’influencent ma création : elle prend vie spontanément, en son temps voulu. Tout ce que je fais, c’est saisir l’éphémère et l’éterniser sur papier. D’ailleurs, l’un de mes plus beaux poèmes a pris forme au sortir du sommeil… Un matin, émergeant des brumes d’un rêve, je me suis dirigé vers le bureau de ma demeure et là, j’ai couché sur le papier les vers d’un poème baptisé « Paroles de l’illusion ». Une œuvre qui remonte à quarante ans déjà... une création marquante de ma plume.

Q : Je dois avouer mon ignorance en matière de poésie. Cela semble être un exercice complexe qui requiert non seulement une expérience certaine mais également un vaste savoir.

Effectivement... c’est là toute la substance et l’exigence du métier. C’est un défi : aspirer à l’idéal. Imaginez le poème comme un lac ; en contemplant sa surface, vous pourriez croire à sa superficialité. Mais dès que vos pieds effleurent son lit, vous êtes saisi par son insondable profondeur... Ainsi devrait être la poésie : miroir trompeur d’une apparente simplicité dissimulant des abysses vertigineux. Voilà le défi ! Peu y parviennent, c’est un art ardu...

Q: Peut-on apprendre à devenir poète, ou naît-on avec ce don ?

La poésie... est-elle une affaire de naissance ou d’apprentissage ? Certes, on peut naître avec une sensibilité poétique ; toutefois, cela ne suffit pas. Être né avec un talent pour la poésie ne nous autorise pas à nous reposer sur nos lauriers et à proclamer :
« Voilà, je suis un poète ». Non. Si le don est là, il impose de lui-même un engagement : celui du travail acharné et de l’enrichissement culturel.

Le rôle du poète, je l’ai déjà exprimé auparavant, s’apparente à se tenir debout sur une cime qui surplombe 5 000 ans d’histoire. Considérons « Gilgamesh », ce chef-d’œuvre vieux de plus de 5 millénaires ; sa lecture moderne suscite encore stupéfaction et admiration. Face à cet héritage colossal, moi qui aspire au titre de poète, je dois nécessairement en tenir compte... Derrière moi se dressent ces millénaires d’excellence littéraire : ils constituent tout autant un héritage qu’un défi... Un défi qui m’oblige non seulement à respecter cette tradition mais aussi et surtout, à y apporter ma pierre ; quelque chose d’inédit, d’unique.

Q : Il me semble que la poésie et ses artisans sont perçus comme les parents pauvres de la littérature, sous-estimés dans leur valeur intrinsèque. Quel est votre avis sur la question ?

À mon sens, le poète n’est pas tant délaissé qu’incompris ; je le qualifierais d’enfant prodige. Prenons l’exemple d’Arthur Rimbaud, dès ses 12 ans, il a bouleversé l’univers poétique...

Q : Vous évoquez Arthur Rimbaud... N’est-ce pas sur lui que vous avez travaillé en traduisant ses écrits en arabe ?

En effet, c’est moi qui ai redécouvert sa demeure à Aden au Yémen. À cette époque-là, en 1980 précisément, j’occupais le poste de conseiller culturel à l’ambassade du Sud-Yémen. Permettez-moi de vous confier quelque chose avant de poursuivre... Si je suis là aujourd’hui, c’est grâce à Rimbaud. À 18 ans, j’ai découvert un livre sur lui traduit en arabe par un poète libanais alors que je préparais mon baccalauréat. Cette rencontre littéraire fut une révélation ; j’en suis tombé éperdument amoureux de sa poésie autant que du personnage lui-même. C’est alors qu’un défi s’imposa à moi : il était impératif que je découvre les vers du poète dans leur langue originelle. Je pris donc ma décision ; jeune poète à Bagdad d’abord, puis la vie m’a mené en Algérie et ensuite en France où j’ai appris le français. Par un heureux hasard, ou peut-être était-ce le destin ? une fois installé à Paris, l’ambassade du Sud-Yémen me sollicita pour rejoindre leurs rangs en tant qu’attaché culturel. Une fois positionné dans ce rôle au Yémen, quel fut mon objectif lors de ma visite à Aden ? Retrouver la maison de Rimbaud... Une maison jusque-là inconnue des chercheurs et des admirateurs du poète.

Q : La demeure est-elle aujourd’hui préservée ?

Permettez-moi de vous narrer une coïncidence troublante... En 1980, lors de mon arrivée à Aden, j’ouvre un volume de la Pléiade renfermant les correspondances de Rimbaud. Une date attire mon attention et provoque un frisson : Rimbaud débarquait à Aden en 1880. Nous étions en 1980... Un siècle s’était écoulé, presque jour pour jour.C’est alors que je me suis pris d’une résolution inébranlable : il me fallait retrouver la maison de Rimbaud. La quête ne fut pas des moindres ; elle m’a reconduit à Paris où j’ai consacré douze années d’efforts soutenus. Douze ans... Et au terme de cette période, un colloque prenait forme à Aden : historiens yéménites et fervents rimbaldien, Alan Borer en tête, poètes français tels Alain Jouffroy, Bernard Noël ou André Velter, sans oublier les voix arabes éminentes d’Adonis et du Yéménite Mokaleh... Tous ces illustres intervenants, et c’est là mon œuvre, furent rassemblés grâce au soutien précieux de l’ambassadeur français à Sanaa de l’époque, un diplomate du haut rang Marcel Laugel ; il fut d’un appui considérable dans cette entreprise. Concernant la demeure en question... Nous avons organisé un colloque et mené des recherches poussées. Des éléments concordants nous ont guidés vers une construction particulière ; après enquête auprès de résidents yéménites, nous avons découvert une piste prometteuse. Sur le fronton de l’édifice, on peut lire « Chambre de Commerce » et pour cause : Rimbaud fut employé chez Alfred Bardet, propriétaire d’une entreprise commerciale s’occupant notamment du négoce de peaux, de café
et même d’armes, basée à Aden. Les mémoires d’Alfred Bardet furent d’une aide précieuse... Ces écrits détaillés ont été notre fil d’Ariane dans cette quête historique. Alain Borer éminent écrivain rimbaldien, qui connaît les mémoires susmentionnées sur le bout des doigts ! a apporté une contribution inestimable à notre travail. Lorsque nous avons interrogé un historien yéménite collaborant avec nous sur le sujet, sa réponse ne laissait place à aucun doute : « Monsieur », nous a-t-il affirmé avec certitude, « ce lieu abritait bel et bien une société commerciale française ». Et il s’avère que cette société n’était autre que le siège de la société d’import-export dirigée par les frères Bardet... Ainsi se confirme l’hypothèse selon laquelle Rimbaud non seulement travaillait mais également résidait en ces murs.

Q : Quelle est la situation actuelle ?

Suite à une découverte majeure, l’action s’est imposée. Nous avons alors opté pour l’organisation d’un colloque sur les lieux mêmes de cette trouvaille. L’hospitalité des Yéménites s’est révélée exemplaire : ils ont gracieusement offert au Ministère français des Affaires étrangères ce bâtiment, espace culturel et poétique, dit « Maison Rimbaud », pour une durée de vingt ans. La France avait pour mission de le rénover et de le transformer en un centre international dédié à la poésie ; j’ai eu l’honneur d’en être nommé directeur. Cependant, lors de son inauguration, le 1er novembre 1991, année du centenaire de la mort du poète, nous avons rencontré un obstacle diplomatique non négligeable... La France avait dépêché deux ministres : Jack Lang, ministre de la Culture, et Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères. Jack Lang étant Ministre de la culture, parle en nom de la France pour inaugurer le lieu et le baptiser « Centre mondial de la poésie, Arthur Rimbaud ».

Q : Que ce qu’il est advenu cette maison maintenant ?

En 1994, année tragique où les conflits entre les deux Yémen ont éclaté. La partie sudiste du Yémen ayant perdue la guerre, et moi comme conséquence avoir perdu mon poste du directeur du centre culturel yéménite à Paris, notre « Maison Rimbaud » a tragiquement perdu son protecteur. De nos jours, ironie du sort, l’ancien havre poétique, la maison Arthur-Rimbaud à Aden Yémen, siège de la société d’import-export d’Alfred Bardey où travailla et séjourna le poète de 1880 à 1885, a changé d’activité et d’appellation : elle est devenue l’hôtel Rambo.

Q : Avez-vous déjà envisagé la rédaction de vos mémoires ?

Lorsque viendra le moment d’entamer mes mémoires, je prendrai mes distances avec mes engagements actuels ; c’est une certitude. Je trouverai alors refuge dans un lieu qui me sera cher, bien que je ne l’aie pas encore identifié... Sans doute me rapprocherai-je du rivage marin, car sans la présence de l’océan à mes côtés, il m’est inconcevable de procéder. Une fois installé, j’entamerai le processus. Se consacrer à ses mémoires signifie prendre du recul par rapport au tumulte incessant de la vie active pour en observer les contours et en esquisser les grandes lignes... Cela équivaut presque à un entre-deux mondes. On se détache des affres du quotidien pour contempler son existence sous toutes ses coutures, qu’elle prenne des airs d’épopée ou de tragédie, et on entreprend alors le récit personnel de son propre chemin. Cette perspective ne me séduit guère pour l’instant ; peut-être m’y résoudrai-je un jour... Mais ce n’est pas pour maintenant. À présent, je suis pleinement immergé dans le flux des actions présentes.

Q : Quelle sera la vision des générations futures à l’égard de notre génération ?

La question que vous soulevez mérite une réflexion profonde... Elle embrasse de multiples dimensions : politique, pratique, économique et scientifique. Il est essentiel de reconnaître un principe : la vie dicte sa loi et fait ses choix, indépendamment de nos actions. Nous pouvons nous imaginer en tant qu’électrons en mouvement au sein d’une cellule qu’est l’existence elle-même ; une sorte d’entité perpétuelle. Sous cet angle, les générations montantes semblent toujours détenir un avantage, leur intelligence est souvent mise en avant. Les inventions qui jalonnent notre époque ne sont pas le fruit du hasard... L’avion, les fusées, toutes ces innovations n’appartiennent pas aux ères passées. Ce constat n’est pas fortuit ; il traduit plutôt une évolution constante de l’humanité. D’une génération à l’autre, le cerveau humain s’étend dans ses capacités créatives et scientifiques ; nous sommes témoins d’une véritable révolution intellectuelle. L’histoire est une mosaïque de faits et d’anecdotes que chaque génération scrute avec ses propres lunettes. Ainsi, les esprits éclairés parmi nous s’attellent à extraire de cette génération ce qui leur semble digne d’intérêt, délaissant ce qui ne suscite pas leur curiosité... Et le cycle perdure. Nous opérons des choix sélectifs, tout comme nos prédécesseurs l’ont fait avant nous. Les Européens, par exemple : confrontés à leur passé riche et complexe, privilégient-ils systématiquement l’héritage religieux ? Pas nécessairement. La Révolution française occupe-t-elle toute la place dans cette rétrospective ? Choisir et écarter devient un rituel inéluctable pour toutes les générations.

Quant à moi, revenons-en là, je tiens à exprimer ma profonde gratitude suite à la distinction de Chevalier des Arts et des Lettres qui m’a été décernée. C’est un honneur indéniable que je dois à la précédente et ancienne ministre de la culture, Rima Abdelmalek ; une marque de reconnaissance que je n’avais point sollicitée. Preuve en est, et non sans une pointe d’ironie, le Ministère de la culture ne disposait même pas de mes coordonnées personnelles lorsqu’il a souhaité me notifier cette distinction... La lettre destinée à me féliciter a atterri entre les mains de l’ambassadeur d’Irak en France ; c’est lui qui me l’a transmise en personne : « Voici une correspondance pour vous ». Tout cela s’est orchestré sans aucune intervention de ma part... Pourquoi donc cet honneur ? Je suppose qu’il trouve sa justification dans mon parcours : arrivé sur le sol français en 1974, voilà maintenant un demi-siècle que j’y réside, cinquante ans précisément, incarnant ce « pont culturel » entre deux mondes, le monde francophone et le monde arabe, comme a si bien pu le souligner la ministre elle-même. Ce rôle que j’endosse naturellement... c’est inscrit dans mon être, indélébile comme une seconde peau.

Q : Vous rendez-vous encore en Irak de temps à autre ?

Effectivement, il y a de cela deux mois, j’ai eu l’occasion de me rendre en Irak. Avec la chute du régime dictatorial, je jouis désormais de la liberté d’y entrer et d’en sortir à ma guise.

Q : Quels sont vos projets futurs ?

Plusieurs initiatives retiennent mon attention... Concernant l’Institut du Monde Arabe (IMA), nous avons des projets en gestation ; sur le plan personnel, je poursuis mon travail d’écriture avec passion. Je m’apprête également à redonner vie à un ambitieux projet que j’avais initié au sein de l’UNESCO : « Kitab Fi Jarida ». Autrefois, ce projet phare avait pour objectif la diffusion culturelle, imaginez des œuvres littéraires transformées en suppléments illustrés sous forme tabloïd et distribués par le biais des grands quotidiens dans l’ensemble du monde arabe... Un réseau impressionnant déployé dans chaque pays ! Pour être précis : nous prenions un roman ; nous le réimprimions et l’illustrions. Ensuite, via un réseau coordonné de journaux nationaux, nous orchestrions une diffusion simultanée. C’est une initiative que j’ai personnellement dirigée pendant 17 ans, chaque mois, trois millions d’exemplaires étaient distribués dans divers pays. L’UNESCO a même reconnu cette contribution par un prix dédié à la diffusion du savoir. Hélas ! Des contraintes budgétaires ont mis fin à cette belle aventure... Mais aujourd’hui est venu le moment de relancer ce projet. L’avantage pour les lecteurs des journaux était indéniable : c’était gratuit ! Ainsi, même ceux qui ne pouvaient se permettre d’acheter des livres ou qui n’avaient pas accès aux librairies pouvaient découvrir ces œuvres. C’était colossal ; sans aucun doute, un des plus vastes projets... Concernant le second volet de l’IMA, abordons le projet individuel. L’Institut du Monde Arabe s’illustre par deux initiatives principales. Je suis en mesure de vous exposer la première ; la seconde, quant à elle, est toujours en cours d’élaboration. Notre premier objectif consiste à élaborer un mensuel francophone, véritable vitrine de la créativité arabe. Imaginez... Chaque mois, les kiosques dévoilent un panorama riche et diversifié : des événements marquants au Maroc ; des avancées culturelles en Égypte ; des faits saillants en Irak... Nous sélectionnons ces informations avec soin, puis nous les diffusons largement après traduction. Quant au titre, il mérite une attention particulière, « Lettre Arabe Moderne » (L.A.M) ; c’est plus qu’un nom, c’est une essence : l’âme moderne de l’arabité mise en lumière par nos lettres.

L’achèvement de cette interview s’est déroulé dans un climat chargé d’émotion, marquant la conclusion d’un entretien qui nous a enveloppés d’une ambiance où la beauté de la poésie a régné le temps de cet échange. Chawki Abdelamir récemment investi des fonctions de directeur général au sein de l’Institut du monde arabe (IMA), nous a également communiqué, avec un enthousiasme évident, son entrée en poste. Il a mis en exergue la mission de l’IMA, qui agit non seulement comme une plateforme d’échanges mais aussi comme un vecteur indispensable à la consolidation des liens entre la France et les pays arabes. Avec ferveur, il a fait part de sa volonté de promouvoir la diversité des expressions culturelles et artistiques, dans l’optique de doter les jeunes générations, tant sur le plan local qu’international, des outils nécessaires pour naviguer les complexités d’un univers en perpétuelle évolution.

Marit Fosse et Fatima Guemiah.
Paris, le 22 juin 2024.

DÉCOUVRIR L’ŒUVRE DE CHAWKI ABDELAMIR
Né à Nasiriyya, en Irak, Chawki Abdelamir poursuit ses études à Bagdad puis à Paris à partir de 1973, où il poursuit des études supérieures de littérature comparée à la Sorbonne. Il séjourne et enseigne dans de nombreux pays du Maghreb et du Machrek, dirige une collection créée par l’Unesco pour promouvoir la littérature arabe. En France, ses textes sont traduits par des poètes comme Alain Jouffroy, Paol Keineg, Philippe Delarbre ou Bernard Noël. Auteur de nombreux recueils de poésie. Ses œuvres complètes sont parues en deux volumes en 2015 aux éditions de la Fondation arabe d’études et de publications, à Beyrouth.
• L’obélisque d’Anaïl
• La pierre d’après le déluge
• Lieux sans terre tr, ad. de l’auteur avec Alain Jouffroy, Paol Keineg, Bernard Noël, Michel Bulteau, Philippe Delarbre, peintures de Bernard Pierron, Pully, Suisse, PAP.
• L’Obélisque d’Anaïl, trad. de Michel Bulteau, Philippe Delarbre, Eugène Guillevic... [et al.], avec l’auteur, Paris, Mercure de France.
• Attenter à la mort, trad. de Philippe Delarbre, Arles, France, Actes Sud, coll. « Babel »

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