Interview de Jean-Michel Wissmer au sujet de son dernier livre La Montagne inutile
Le Cervin, c’est la carte postale de la Suisse, une montagne à la forme unique, à la fois pyramide et obélisque, qui domine un village, aujourd’hui station mondialement connue. C’est en 1865 qu’elle a acquis sa célébrité pas seulement à cause de la beauté sauvage de son paysage, mais en raison d’une escalade qui s’est terminée en tragédie. Jean-Michel Wissmer revient sur ces événements et ouvre des fenêtres sur la fascination de la montagne qui a inspiré les écrivains et les peintres.
Jean-Michel Wissmer, votre nouveau livre a un titre bien étrange. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
En effet, il peut surprendre. En réalité, c’est ainsi que les habitants des Alpes nommaient autrefois la montagne à partir des neiges éternelles, car à ces altitudes elle ne pouvait rien produire, c’est-à-dire qu’elle était impropre à la culture. Plus tard, on a étendu ce terme à la critique de l’alpinisme, car beaucoup trouvaient tout à fait inutile d’aller se casser le cou sur ces sommets.
Sur la couverture figurent non seulement le Cervin, mais également une corde qui semble bien mal en point…
Le Cervin, c’est le point de départ de mon livre, ou plus exactement sa conquête en 1865 par l’Anglais Edward Whymper, exploit qui a passionné le monde entier. Cette corde rompue renvoie à l’accident survenu à la descente quand l’un des alpinistes (ils étaient sept) a glissé à cause de ses bottines mal adaptées, entraînant dans sa chute deux touristes anglais et un guide de Chamonix. Une rumeur a couru alors : est-ce l’un des deux guides suisses de la cordée qui l’a coupée pour sauver sa vie et celle de son fils, avait-il choisi une corde trop faible, ou encore n’importe quelle corde ne se serait-elle pas rompue sous le poids de quatre hommes ? Je reviens sur ce mystère qui suscite encore bien des polémiques en donnant la parole à toutes les parties.
Il y a eu et il y a encore de nombreux accidents de montagne, alors pourquoi avoir donné tant d’importance à celui-ci ?
Tous ceux qui sont allés à Zermatt le reconnaissent, le Cervin est comme la cathédrale de granit de la Suisse, c’est une pyramide surgie au milieu du vide, un choc esthétique. Il semblait impossible d’escalader cet obélisque, ce Titan des Alpes. Pour Whymper, c’était devenu une obsession ; il voulait le vaincre. La conquête du Cervin et l’accident sont devenus l’incarnation absolue de la fascination de la montagne et de ses dangers. On peut dire aussi que cela a largement contribué à la célébrité de cette station, car tout le monde parlait de ce drame. A l’occasion du Grand Tour et de la mode des Alpes, la Suisse est devenue le terrain de jeu des Anglais sans oublier les Anglaises, car elles sont très nombreuses à avoir voulu concurrencer – et avec succès – les hommes et ce malgré leurs larges et encombrantes robes bien mal adaptées à l’escalade. Les polémiques faisaient rage : était-il bien raisonnable de risquer la vie de l’aristocratie anglaise sur ces cailloux ? La reine Victoria avait même songé à interdire l’alpinisme. Les aficionados se bousculent pourtant toujours aujourd’hui afin de gravir la mythique montagne, et le cimetière de Zermatt voit grossir chaque année le nombre de ceux qui – mal préparés et parfois sans guide – ont voulu affronter le Géant.
Vous dites dans votre livre que cet accident de la corde rompue (ou coupée) est même devenu un classique de la littérature et une sorte de relique religieuse !
En effet, Mark Twain et Alphonse Daudet s’en sont inspirés dans leur roman et il y a même une référence au Cervin chez Samuel Beckett ! Cette corde rompue exerce une véritable fascination : la corde originale de l’accident se trouve protégée par une vitre blindée au musée de Zermatt ; il y en a aussi un bout au Club alpin de Genève. Depuis le 19 e siècle chacun est à la recherche de son morceau de corde, un véritable fétichisme. Mais il n’y a pas que la littérature : la peinture, le cinéma, la bande dessinée, les journaux à sensation ont abondamment utilisé la montagne et ses tragédies qui sont devenues des sources d’inspiration pour des frissons garantis.
Vous dressez un portrait très complet de Whymper, mais également de son contemporain, l’historien d’art anglais John Ruskin, un autre amoureux de la montagne. Quel lien entre les deux ?
C’est la même époque, le même esprit victorien, la même passion pour les montagnes, sauf que Whymper est un véritable alpiniste quand l’autre (qui grimpe assez bien, mais pas aussi haut…) est un intellectuel et un esthète d’une très grande envergure (il aura une influence énorme sur Proust). La religion protestante les habite tous les deux, et la montagne est comme le temple de Dieu. D’ailleurs, je donne beaucoup d’importance à la symbolique religieuse, car pour bien des amoureux de la montagne, monter si haut c’est se rapprocher de Dieu. Je propose aussi au lecteur de voyager jusqu’en Himalaya et de découvrir les poèmes de l’ermite tibétain du 11e siècle Milarépa pour qui l’ascension est avant tout spirituelle.
Jean-Michel Wissmer, vous aimez bien nous surprendre en nous promenant dans vos livres entre le monde hispanique, amérindien et helvétique. Où vous trouvez-vous le plus à l’aise ?
Partout ! J’ai autant de plaisir à contempler le Cervin que les Mesas du Sud-Ouest américain, à visiter les églises baroques du Mexique que les hameaux des Alpes. Le plaisir est dans la diversité des voyages et des approches. Les mythes sont universels, Edward Whymper était une sorte de Don Quichotte, un conquérant de l’inutile.
Jean-Michel Wissmer, La Montagne inutile. Du Cervin et d’autres sommets, Slatkine, 2022. Préface de Benoît Aymon. Nombreuses illustrations.