Rencontre de deux mondes et de deux peintres : Kasper et Webber au pays de Cook

28 November 2016
Rencontre de deux mondes et de deux peintres : Kasper et Webber au pays de Cook

Qui aurait dit que le célèbre navigateur anglais James Cook allait réunir un jour le peintre genevois André Kasper et John Webber, son compatriote du 18e siècle. C’est l’histoire d’une île, d’une rencontre étonnante et de quelques malentendus.

Après avoir accompli pendant dix ans deux extraordinaires voyages qui l’ont amené autour du monde, de la Terre de Feu à l’Afrique du Sud en passant par l’Australie, l’Indonésie et l’île de Pâques, l’équipage de James Cook vogue le 16 janvier 1779 en vue de la baie de Kealakekua (les Anglais entendirent « Karakakooa ») sur l’île connue aujourd’hui sous le nom de Big Island, la plus grande en effet de l’archipel hawaïen.

Ceux qui pensent qu’Hawaï n’est rien d’autre qu’un club de surfers et la destination romantique favorite de jeunes mariés américains venant convoler sous les cocotiers, seront peut-être surpris d’apprendre qu’on y trouve de très nombreux sites archéologiques, témoignages d’une civilisation sophistiquée qui a conquis le Pacifique, créant grâce au talent unique de ses navigateurs un triangle polynésien qui s’étend jusqu’à l’île de Pâques et la Nouvelle-Zélande.

Si ces îles sont encore aujourd’hui pour tout Occidental l’image même du paradis sur terre, elles ne l’étaient pas toujours pour ceux qui ont dû vivre à la merci des tabous (mot précisément d’origine polynésienne) dont les règles drastiques, souvent capricieuses et féroces (étaient punis de mort tous ceux qui les transgressaient) avaient engendré un régime de terreur, sous la férule d’une hiérarchie sociale rigide, et de traditions religieuses qui incluaient les sacrifices humains.

James Cook est un homme brillant et tolérant (mais parfois aussi colérique) qui sait aller au devant des populations qu’il rencontre. Mais l’accueil qu’il va recevoir ce 16 janvier 1779 dépasse tout ce qu’il a connu et imaginé. Des centaines de pirogues chargées de cadeaux et d’offrandes viennent à sa rencontre accompagnées d’autant de nageurs envahissant les bateaux ; ce ne sont que cris de joie, chants et prières. Les spécialistes peuvent encore s’interroger, mais ce qui est certain, c’est que les Hawaïens ont confondu Cook avec un autre ou l’attendaient déjà. Confondu avec le dieu Lono (ou avec sa « doublure »), dieu de la terre et de l’agriculture, que les indigènes célèbrent précisément ce jour-là, et dont des légendes anciennes annoncaient le retour, un jour, par la mer sur une île flottante.

Extraordinaire coïncidence qui rappelle la légende mexicaine qui voulait que le dieu Quetzalcóatl revienne un jour de l’est par la mer, légende qui a sans doute facilité la tâche des conquistadores espagnols que les Aztèques ont pris pour des dieux.

Il serait trop long de s’étendre ici sur tous les événements qui ont marqué le séjour de Cook et de ses hommes sur l’île, car en dehors d’une réception fastueuse, il y eut aussi des malentendus, les excès en tout genre de l’équipage (surtout alimentaires et sexuels – les maladies vénériennes en seront la conséquence), sans oublier les vols pratiqués par des insulaires qui, fascinés par tout ce qui brille (même les clous des bordages des navires), ne voyaient aucune raison de ne pas se servir de ce qui leur faisait envie, ce qui sera à l’origine de bien des troubles.

Il était donc temps de partir. Mais peu de temps après le départ de Cook, les ennuis commencent : avarie du mât de misaine, une tempête qui menace, et il faut rebrousser chemin et regagner l’île qui leur avait fait si bon accueil. Pas cette fois : les dieux blancs craignent donc le mauvais temps et leurs superbes embarcations ont des faiblesses ? Un passager avait succombé à une maladie, il n’était donc pas immortel ! Voilà qui ne mérite plus autant de crainte et de respect. En plus, entre-temps la baie est devenue taboue, et le pacifique Lono a laissé sa place à Ku, le dieu de la guerre (ce dernier vous accueille aujourd’hui à l’entrée de tous les bars, et fait le bonheur des touristes qui en achètent des répliques grimaçantes). La mauvaise habitude du chapardage reprend de plus belle et l’atmosphère s’est tendue ; le retour des biens volés est exigé par les Anglais qui prennent des Hawaïens en otages ; un temple est profané pour en saisir des poteaux de bois afin de réparer les bateaux. On lance des pierres, les fusils crachent leurs balles. Replié sur la plage, Cook est pris en tenailles entre ses hommes et les indigènes qui lui assènent le coup de grâce. Son corps est démembré, on n’en retrouvera qu’une partie. Curieusement, des restes de sa dépouille seront encore vénérés ; James Cook reste malgré tout un demi-dieu.

John Webber (1751-1793) fut le peintre de cette troisième expédition. Ce Bernois né à Londres nous a laissé 320 dessins et aquarelles dont d’extraordinaires portraits. La gravure qui a inspiré André Kasper, A view of Karakakooa, dépeint l’arrivée toute pacifique et glorieuse des vaisseaux de Cook, le Resolution et le Discovery, avec les pirogues et surfers qui l’entourent et l’honorent. Sur la droite, un temple surélevé sur une impressionnante base faite de blocs de pierre. Kasper avec son « Arrivée aux Îles » (2006) nous décrit quant à lui une scène plus complexe. L’île semble déserte ou presque ; quelques huttes mais pas de temple. Seuls trois indigènes s’attardent sur la plage, et deux d’entre eux regardent étonnés l’arrivée d’un bateau. Pas de pirrogues ni de peuple en liesse. Ce ne serait donc pas l’arrivée de Cook, mais son retour précipité ? Sur la gauche du tableau, on distingue un vaisseau, un seul, comme une ombre chinoise et une chaloupe qui s’avance sur la mer. Vers l’île, l’océan est calme ; du côté du navire anglais, des vagues déjà puissantes et un ciel noir menacent.

On dirait que le vaisseau a donné naissance à un tsunami. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : le tsunami d’une rencontre, d’un choc, celui entre deux peuples, deux cultures, celui de l’entreprise coloniale. Le tableau de Kasper n’est pas un tableau historique ; certes, il reprend en partie la gravure de Webber qui immortalise l’arrivée de Cook à Big Island, mais son œuvre renvoie un message plus universel. La scène aurait pu avoir lieu sur n’importe quelle plage d’un monde en train d’être découvert, quelque part sur les côtes américaines, polynésiennes ou africaines, quelque part entre le 15e et le 19e siècles.

La culture des tabous aura vécu, une autre histoire commence.

Jean-Michel Wissmer

Illustrations :
Gravure de John Webber : A view of Karakakooa

Tableau de André Kasper : « L’Arrivée aux îles »