Albert Anker, icône de la culture suisse
Le Kunstmuseum de Berne et, après lui, le Musée Oskar Reinhart de Winterthur, rendent hommage à Albert Anker (1831-1910) à
l’occasion du centenaire de sa mort. Véritable icône de la culture suisse, il est souvent victime des préjugés accompagnant ces artistes trop populaires et surreprésentés, aussi bien sur les cartes postales que sur les boîtes de biscuits, les calendriers "typiques" ou les patrons de broderie. Rien de mieux donc qu’une grande exposition monographique permettant de (re)découvrir un artiste incarnant si fortement des valeurs traditionnelles de son pays (et qui est d’ailleurs le peintre préféré de Christoph Blocher qui a prêté de nombreuses œuvres de sa collection).
Comme certaines petites filles de Renoir, celles d’Anker sont si célèbres que l’on a l’impression de retrouver de vieilles connaissances, ou de les avoir toujours eues chez soi comme des figurines Hummel décorant notre chambre d’enfant. Car c’est bien le monde de l’enfance qui
domine l’œuvre d’Anker, comme l’illustrent si bien ses propos : "J’ai toujours de petits modèles dont la présence m’amuse et m’égaie, je voudrais, dans ma vie, n’avoir pas besoin d’autres modèles, excepté parfois quelque vieux qui me raconte des histoires d’autrefois" (Albert Anker à François Ehrmann, 6.7.1890).
Empathie, tendresse, ces petites filles si sages aux tresses blondes et ces petits garçons livres sous le bras - oui, le plus souvent les
garçons lisent et les filles ... tricotent! - semblent décliner sur tous les modes un univers proche de celui de Heidi dont la créatrice, Johanna Spyri, est d’ailleurs contemporaine d’Anker. La pédagogie est une passion suisse et Anker - tout comme Spyri - se passionnait pour ces questions à une époque où l’école primaire allait devenir obligatoire,
gratuite et non confessionnelle.
La sympathie est tout aussi grande pour les personnes âgées (comme le rappelle Anker lui-même dans notre citation), et le rapport
privilégié entre ceux qui commencent leur vie et ceux qui la terminent est évidente et particulièrement touchante. Mais parfois la mort emporte les enfants eux-mêmes comme l’illustre le tableau poignant représentant Ruedi, le propre fils du peintre, mort à 2 ans.
On n’ose plus alors parler de mièvrerie, et en voyant ces
toiles, on est admiratif devant la sensibilité et la beauté du traitement, sans oublier tout ce qui fait le décor du quotidien et qui se dessine autour des personnages. Objets familiers, vaisselle, paniers, jouets, pipes, forment d’admirables natures mortes dignes de Chardin. Dans la salle consacrée à ces tableaux, dont la perfection presque cubiste enchante, une musique de fond invite à la méditation, ce qui était d’ailleurs souvent le but recherché par ce genre de peinture au XVIIe siècle, notamment chez Zurbarán. Ce n’est peut-être pas un hasard si Anker s’est d’abord consacré à la théologie...
Parfois, la lumière pénètre par une fenêtre ouverte, et l’on pense aux peintres flamands.
Anker est né à Anet, un village situé à la frontière linguistique entre la Suisse romande et alémanique, village où il a vécu longtemps et qui inspira un très grand nombre de ses œuvres. On peut parler de réalisme social : on découvre une Suisse paysanne souvent modeste où des enfants pieds nus écoutent les leçons d’un maître sévère ou attendent leur tour à la soupe populaire. Nous viennent certaines images de Millet ou des frères Le Nain. Des figures d’huissiers et d’usuriers sans pitié et des portraits de secrétaires de commune rappelleraient volontiers certaines caricatures de Daumier. On l’a compris : oublions les préjugés, Anker est un grand peintre. D’ailleurs, les Japonais, si perfectionnistes et amoureux du détail (et sans doute aussi fascinés par le caractère "folklorique" de son œuvre) ne s’y trompent pas et ont fait du peintre suisse une de leurs idoles.
On pourrait reprocher à la peinture d’Anker d’être limitée à un seul univers (difficile même d’imaginer qu’il passait une bonne partie de son temps à Paris!). Le monde moderne n’y fait que de timides
apparitions comme dans "L’Ingénieur" de 1885 où l’on voit un géomètre prendre des mesures pour le chemin de fer qui va se construire sous l’œil incrédule des habitants qui le dévisagent comme un
extraterrestre.
Mais on ne s’en plaindra pas : il fait bon être un peu nostalgique au moment où le monde avance si vite et que tout semble si fragile comme la bulle de savon que souffle ce garçon peint par Anker.
Jean-Michel Wissmer
Exposition : "Albert Anker - Monde en beauté" au Kunstmuseum de Berne, Hodlerstrasse, 8. Tel. : 031 328 09 44. Fermé le lundi.
Jusqu’au 5 septembre 2010
A partir du 6 novembre et jusqu’au 6 mars 2011, exposition légèrement modifiée au Museum Oskar Reinhart am Stadtgarten à Winterthur.
Credit photo:
KUNSTMUSEUM BERN