« De Massinissa ? M. Kadhafi : impressions de voyage en Libye »
La Tripolitaine (Libye occidentale), capitale OEA (Tripoli) offre des vestiges spectaculaires de la civilisation romaine, qui a commenc? au temps de la deuxi?me guerre punique et a atteint son acm? sous l’empereur « africain », Septime S?v?re (193-211 ap. J. C.), originaire de Leptis Magna. Cette cit? de la petite Syrte servit aussi de refuge au grand aguellid masyle, Massinissa, entre 205 et 203 (av. J. C.), apr?s la victoire de son rival masaesyle, Syphax, le puissant souverain d’un royaume couvrant le Maroc oriental et les deux tiers de l’Alg?rie actuels. Ce dernier fit ainsi reculer ses fronti?res orientales en annexant la r?gion de Cirta (Constantine). L’exil de Massinissa en Libye allait sceller l’alliance de l’aguellid et des Romains, d?s la fin de la deuxi?me guerre punique et permettre une revanche foudroyante du Masyle en 203, avec la reconqu?te de Cirta et la destruction du royaume masaesyle. Massinissa devint alors le ma?tre de tous les territoires compris entre la Maur?tanie (Maroc) et la province punique de Carthage, correspondant ? l’Alg?rie orientale et la Tunisie occidentale.
Si les Romains, en particulier, Scipion « l’Africain », jou?rent un r?le non n?gligeable dans cette revanche, Massinissa en fut le principal protagoniste : il fit une entr?e triomphale dans Cirta en 203 et r?tablit le pouvoir que sa famille exer?ait depuis au moins quatre g?n?rations. Dans les ann?es 220, son p?re, Gaia, s’?tait empar? de ce territoire, jadis contr?l? par les Puniques, avant de s’allier avec Carthage contre Syphax en 213. Massinissa lui-m?me avait combattu en 212-206 aux c?t?s des Carthaginois, contre les Romains en Espagne. Mais, suite ? son retour d?finitif en Afrique, en 206, il ne cessa de faire valoir ses droits ? la succession de son p?re, sans doute d?c?d? la m?me ann?e et de multiplier les initiatives pour promouvoir une Berb?rie unifi?e et ind?pendante. Ainsi, d?s l’automne 206, s’allia-t-il ? Baga, le roi des Maures, puis apr?s la restauration de l’Etat masyle, vers 203-202, il entama la conqu?te des pays masaesyles, de 200 ? 193, avec l’intention de devenir le ma?tre des destin?es de la Berb?rie. Dans les ann?es 174-150, les comptoirs (emporia) puniques et le territoire de Carthage constituaient les derniers p?les de son ambition, si les Romains n’y avaient mis pas un terme en 148 , ann?e o? le vieil aguellid d?c?da ? l’?ge de 90 ans !.
Ce souverain fut un chef exceptionnel, dont le physionomie barbue, ? la chevelure abondante est r?v?l?e par l’iconographie mon?taire. Son endurance ?tait exceptionnelle, puisqu’? :85 ans, il ?tait encore capable de combattre ? cheval la journ?e enti?re. Une personnalit? pleine de contrastes, alliant les m?urs primitives d’un chef de tribus aux fastes d’un souverain de type hell?nistique, et parlant le latin aussi bien que le grec. Jamais le Maghreb ne fut plus pr?s de r?aliser une nation libre et de d?velopper une civilisation autonome que sous son r?gne : selon Tite-Live, Massinissa ?tait aussi x?nophobe ? l’?gard des Ph?niciens que des Romains et souhaitait que « l’Afrique appartienne aux Africains ». Strabon, quant ? lui, affirmait qu’il « rendit les berb?res cultivateurs et les civilisa ». Les Romains qualifi?rent cette civilisation de « numide ». Un terme latin (numida), inconnu de l’onomastique berb?re, qui caract?riserait le degr? d’?volution de l’Etat cr?? par Massinissa : un syncr?tisme r?ussi entre la civilisation berb?re et la tradition ?tatique carthaginoise. Le plus grand m?rite de Massinissa fut d’int?grer un peuple de nomades dans un Etat moderne, par le biais de la s?dentarisation : administration, fiscalit?, diplomatie, urbanisation furent les r?alisations les plus spectaculaires de ce r?gime. La « r?volution politique » fut d’imposer un Etat numide viable, gr?ce ? un budget financ? par des ressources r?guli?res, dot? d’une diplomatie, d’une arm?e et d’une flotte permanentes. La « r?volution ?conomique » consista ? substituer l’agriculture ? la vie pastorale et ? prot?ger les cultivateurs des incursions de nomades ; enfin la « r?volution culturelle », fut d’introduire le syst?me alphab?tique ph?nicien et de favoriser l’apparition de l’?criture « libyque ». Le culte de la personnalit? faisait aussi partie du syst?me politique, puisque Massinissa s’identifia ? un dieu et instaura un culte dynastique, inspir? du mod?le hell?nistique. Son ambition ?tait de transmettre le tr?ne ? ses fils en ligne directe (la tradition lui en attribue quarante quatre !) ; ce qui allait ? l’encontre de la r?gle agnatique en vigueur chez les Masyles. Les Romains, qui redoutaient la constitution d’un « empire berb?re » se charg?rent de diviser ce royaume d?s 148 : Scipion Emilien, fils de Paul Emile, le vaincu de Cannes, adopt? par Scipion l’Africain, fut le fossoyeur de la Numidie masyle : il divisa entre trois des fils de l’aguellid un pouvoir que Massinissa avait rendu redoutable. La Numidie devint une province « satellite » de Rome sous Micipsa (148-118) et les vaines tentatives de Jugurtha, (l’un des petits-fils de Massinissa), pour restaurer l’Etat masyle unifi? furent ? l’origine d’un conflit sans issue contre Rome (112-105). St?phane Gsell a pu dire que, apr?s Massinissa, le Maghreb ne trouva pas d’autre aguellid dou? de qualit?s aussi exceptionnelles : « Il fut le plus grand entre les plus grands souverains de la Berb?rie, l’Almoravide Youssef ben Tachfine, l’Almohade Abd el Moumen, le ch?rif marocain Moulay Isma?l, qui ? bien d’autres ?gards lui ressembl?rent… » (Histoire de l’Afrique du Nord, Paris, 1913-1928).
A titre personnel, nous pensons que Moammar El Kadhafi , pourrait s’inscrire dans la lign?e de ce chef d’Etat exceptionnel que fut Massinissa, au risque d’?tre incomprise d’une opinion publique mal inform?e sur la Libye. Un r?cent voyage dans ce pays, en tant qu’accompagnateur d’une association universitaire pour la promotion arch?ologique des pays m?diterran?ens, nous a permis de constater les aspects positifs et souvent inconnus du programme « jamahiryien » de M. El Kadhafi.
L’Etat de masse (Jamahiriya) libyen a ?t? ?labor? apr?s la « r?volution de velours » de 1969, qui a renvers? sans effusion de sang le royaume d’Idriss (1951-1969) par l’un des officiers du Conseil de Commandement de la R?volution (CCR), M. El Kadhafi.
N? en 1942, dans une famille b?douine nomadisante de la r?gion de Syrte, o? il fit une partie des ses ?tudes primaires et secondaires, M. Kadhafi nourrit des ambitions politiques inspir?es du nass?risme pour son pays. Non-alignement, anti-communisme, ferveur islamiste, (mais ? l’oppos? de l’int?grisme musulman) restent les valeurs premi?res du leader, qui ?labora de 1969 ? 1978 un projet politique plus personnel, fond? sur une d?mocratie directe du peuple, bien ?loign?e du parlementarisme traditionnel : la « Jamahiriya ». Ce programme politique, qui n’est pas sans similitudes avec celui de Massinissa, fut expos? dans les trois tomes du petit « Livre vert », r?dig? entre 1969 et 1978. Le panarabisme est le premier objectif du leader pour redonner ? la nation arabe les moyens d’effacer les traces de la domination occidentale. La r?unification du monde arabe est indissociable de l’islam, m?me si le leader se m?fie de l’int?grisme des religieux : « La religion de Mahomet est une chose. L’Islam en est une autre…Cela veut bien dire que l’islam est la religion de l’unit? et de la soumission ? Dieu ».
La seconde composante de la doctrine « jamahiriyenne » est un appel vibrant ? un projet unitaire arabe, auquel seraient associ?es les masses populaires et qui fut ?nonc?, le 15 avril 1973, dans le discours de Zwara. Apr?s l’?ph?m?re « R?publique arabe unie » de 1971-1973 (Libye-Egypte-Syrie), fut instaur?e la
« R?publique arabe islamique » de 1974 (Libye-Tunisie), puis se multipli?rent les fusions syro- libyenne de 1980, libyo-tchadienne de 1981, suivies des trait?s de
« fraternit? et de concorde » tuniso-alg?rien et de l’Union arabo-africaine avec le Maroc en 1983. Ces projets d’unions r?gionales, au nom de la nation arabe, connurent des fortunes diverses, mais se prolong?rent jusqu’? une date r?cente avec la m?me d?marche volontariste : union du Maghreb arabe en 1989, Charte d’int?gration soudano-libyenne en 1990, COMESSA (communaut? des 11 Etats sah?lo-sahariens en 1998). Enfin depuis juillet 2000, le projet d’Union africaine d?fendu par M. El Kadhafi, n’est pas sans rappeler les ambitions de Massinissa pour promouvoir « une Afrique aux Africains ».
Le troisi?me volet de la Jamahiriya reste sans aucun doute la r?ussite de la politique ?conomique : de tous les Etats sahariens, la Libye est le plus avanc? ?conomiquement, gr?ce ? l’or noir (p?trole), la politique de grand travaux (grande rivi?re artificielle), la c?r?aliculture du d?sert, autant de correspondances avec la politique s?dentarisation des nomades de Massinissa. M. El Kadhafi et l’aguellid masyle, au IIIe si?cle (av. J. C.) se sont appuy?s sur le mythe du « nomadisme » pour f?d?rer et solidifier leurs Etats respectifs. En Libye, le tribalisme s’est institutionnalis? apr?s la r?volution de 1969 ; apr?s la seconde guerre mondiale, seul un Libyen sur quatre vivait sous la tente (en 1965 : un sur dix), le leader Kadhafi, lui a donn? ses titres de noblesse, en adoptant le mode de vie des B?douins (la tente de sa r?sidence de Tripoli), en arguant des « avantages de la tribu » dans le Livre vert (p.74 sq) et en appuyant le d?veloppement ?conomique du pays sur le client?lisme. Associ? ? la rente p?troli?re, le mythe « nomade » fut ? l’origine du « take off » de l’?conomie libyenne, depuis les ann?es 1986. S?dentarisation, restructuration urbaine, d?centralisation, renouveau agricole du Fezzan, niveau de vie par habitant dix fois sup?rieur ? celui des Alg?riens, autant de donn?es qui assimilent la Libye au club privil?gi? des Etats du Golfe et t?moignent par ailleurs de la compatibilit? entre la tradition nomade et l’?conomie de march?.
Si les correspondances entre les objectifs politiques de Massinissa et de M. El Kadhafi ne doivent pas ?tre exag?r?s, sous peine de susciter des anachronismes historiques ?vidents, les similitudes entre ces deux personnages, sur certains points demeurent troublantes : les origines ethniques des deux hommes, le sentiment partag? que « l’Afrique appartient aux Africains », ainsi que cette d?termination r?ciproque de f?d?rer les Berb?res dans une union ?tatique ? caract?re r?gionaliste. Les difficult?s rencontr?es par les deux chefs d’Etat pour mener ? bien cette entreprise semblent li?es ? la topographie de ces contr?es d’Afrique du Nord : si ? premi?re vue, l’orientation est-ouest du relief semble favoriser les communications entre les diff?rentes r?gions, la Berb?rie reste une zone de passage sans p?le f?d?rateur : l’Ouest regarde vers l’Atlantique et l’Est vers la M?diterran?e orientale, l’arri?re pays ?tant constitu? par un agr?gat de hauts plateaux et de plaines steppiques isol?es ; seule la frange littorale reste facile d’acc?s, mais on ne doit pas oublier que mille cinq cents kilom?tres s?parent Tanger de Carthage. Dans ces conditions, on comprend mieux que le r?ve bien l?gitime d’une unit? politique solide de la Berb?rie reste un projet plus ou moins utopique depuis l’Antiquit?.
« La tribu est une famille qui s’est agrandie sous l’effet des naissances. Il s’ensuit que la tribu constitue une grande famille. De m?me la nation est une tribu qui s’est agrandie par l’effet d?mographique. La nation est donc une grande tribu … »
« Les avantages de la tribu Constituant une grande famille, la tribu garantit ? ses membres les m?mes bienfaits mat?riels et les m?mes avantages sociaux que la famille. Car la tribu est une famille au second degr?…La tribu est un « parapluie » social naturel assurant la s?curit? dans la soci?t?. En vertu de ses traditions, elle garantit collectivement ? ses membres le paiement des ran?ons et des amendes ainsi que la vengeance et la d?fense, c’est-?-dire une protection sociale...» (M. El Kadhafi, Le Livre vert)
Odile Wattel-de Croizant
(Agr?g?e d’histoire ; Dr ?s Lettres et Sciences humaines ; Pr?sidente de l’Association internationale d’Europe ? l’Europe, Paris)